par Jean-Marie Miossec
Professeur Emérite
UMR GRED (Gouvernance Risque Environnement Développement)
Université Paul Valéry (Montpellier)-Institut de Recherche pour le Développement
A la mémoire d’Hamadi ESSID et Abdelwahab MEDDEB
La renommée de Carthage
Carthage a été, pendant un millénaire et demi, l’une des très rares métropoles méditerranéennes de l’Antiquité. Le relais de la Carthage punique fut pris par la Carthage romaine dans laquelle Saint Augustin goûta au mode de vie délicieux de l’humanité méditerranéenne. Carthage fut la plus grande métropole de la Méditerranée. Dans sa thalassocratie, son emporium commandait à un réseau de villes-ports qui jalonnaient les rives de la Méditerranée occidentale et débordait jusqu’à Leptis Magna et même, avec les autels des Philènes jusqu’au golfe de Grande Syrte. Pendant longtemps, la concurrence ne vint que des cités grecques, une dizaine de Cités-Etats d’Asie Mineure et de Grèce, face à Carthage, métropole unique. Métropole portuaire, commerciale, financière, intellectuelle et culturelle, c’était aussi la place centrale de terroirs africains, ce qu’illustre le traité de l’agronome Magon, traité dont les romains s’emparèrent lors de la destruction de Carthage. « L’ancrage africain » (Lancel, 1992) atteste d’une ville-mère (c’est l’étymologie de « métropole ») qui rayonne sur un vaste territoire continental, à partir de cet angle de l’Afrique du Nord.
La montée en puissance de Rome a pour objectif la destruction de la Carthage punique. Le combat entre Carthage et Rome était celui de deux villes, deux citadinités, deux civilisations, deux impérialismes (Brisson, 1973). Les Romains détruisirent Carthage, massacrèrent sa population. Pire, ils saccagèrent la bibliothèque : l’histoire et l’identité d’une civilisation ont été gommée avec la disparition des Livres Puniques. Seuls les vainqueurs écrivirent l’histoire de Carthage… Mais la Carthage romaine poursuivra l’œuvre urbanistique des Puniques, autour des ports de guerre et de commerce.
Les sites du Golfe de Tunis, ourlé de sebkha-s ont abrité la capitale punique puis la ville arabe, fondée en 80/699 à Tunis par Hassân ibn Nu’mân. La médina, coiffée de ses deux grands faubourgs (rbat-s) est l’une des formes les plus célèbres du monde arabe (Raymond 1985, Abdelkefi 1989). L’urbanisme, en particulier sous les Hafsides (Daoulatli 1976), est un modèle du genre des cités arabo-islamiques (Hakim, 1986, Wirth, 2000). La Grande Mosquée Zitouna (Jâmi` al-Zaytûna) y fut l’un des phares du monde musulman tandis que, créé en 1875 par Khéreddine, le Collège Sadiki (Sraïeb, 1995) fut un foyer de réformisme (islâh) et de nationalisme sur un territoire fortement marqué par le cosmopolitisme. Capitale d’un Etat-Nation-Territoire solidement identifié à l’Est du Maghreb, et ce depuis la dynastie husseinite, Tunis a été moins bien dotée qu’Alger et Casablanca pendant la période coloniale, encore qu’elle se soit répliquée, selon la trilogie de Jacques Berque, en « médina, villeneuve et bidonvilles » (Berque, 1958). La métropole-capitale a conforté son rayonnement avec l’indépendance et les acquis de la période bourguibienne (Signoles, Belhedi, Miossec, Dlala, 1980). Avec un tel héritage, l’image de la ville, le marketing urbain, le city branding sont facilités.
Qu’est-ce qu’une métropole ?
On peut convenir que « Les métropoles sont, sauf exception, des villes d’une taille certaine, bien desservies, dotées de fonctions de production, de décision, de conception et de diffusion, rayonnant sur une vaste aire, commandant comme ville-mère à des centres relais, dotées d’une politique d’image, d’une politique environnementale et d’une grande notoriété intellectuelle, culturelle et sportive : les activités culturelles (festival, théâtre, etc.) sont, à cet égard, un bon indicateur, tout comme la qualité des scènes muséographiques, les équipements sportifs et le niveau de jeu collectif des grandes équipes de sport et le nombre et la qualité des universités et des centres de recherches scientifiques. S’y ajoute, un savoir-faire en gouvernabilité assurant à la fois une bonne gestion des composantes internes à la métropole et une bonne gestion avec les partenaires institutionnels. A cet égard, la métropolisation qui implique un débordement de la commune mère sur les communes périphériques, implique la mise en place d’une gouvernance interterritoriale. Celle-ci procède à la fois d’un savoir faire en gestion des politiques publiques entre collectivités territoriales, d’un aggiornamento dans les relations Etat/métropole par le biais d’une décentralisation effective, et d’un effort pour attirer mais aussi contrôler les firmes extérieures, en évitant qu’elles ne s’autonomisent par un système de concession qui en fait de véritables enclaves en zone franche » (Miossec, 2015). Tunis répond pour une grande part aux critères. Elle dispose des fonctions de décisions, de conceptions et de services rares qui rayonnent sur un vaste espace. Elle est à l’articulation des faisceaux de rayonnement sur tout le territoire national et de ceux qui l’ouvrent, largement, sur le monde, et ce, depuis des siècles voire des millénaires.
Métropole et capitale.
Tunis est une métropole-capitale. A la différence d’autres villes qui ne disposent que de certaines fonctions métropolitaines, telles Istanbul, Milan, Barcelone, Casablanca, Alexandrie, Tunis y ajoute celle, fondamentale de capitale (Burgel et Dalmasso, 1978, Miossec , 1986, Escallier, 2002). A la différence de petites capitales comme La Valette, Nicosie, Nouakchott, Tunis est une grande capitale.
Elle rassemble ainsi un creuset urbain, constitué par la citadinité autochtone, les beldiyya, et les familles, souvent allochtones voire d’origine étrangère, attachées au pouvoir : les mkhâzniyya. Deux catégories d’élite, celle du lieu et celle du pouvoir, qui s’entrecroisent par les liens matrimoniaux. S’y est ajouté, dans les dernières décennies, le vivier des nouvelles élites issues d’autres régions, en particulier du littoral oriental. Ainsi, tout au long de l’Histoire, d’Hannibal en Abderrahmane Ibn Khaldûn puis en Tahar Ben Achour et en Abdelwahab Meddeb, la nature politique de la ville a été confortée. Cette édification n’est pas seulement l’œuvre des élites beldiyya, mkhâzniyya ou barrâniyya. C’est aussi l’action du peuple, des masses, qui a modelé un style de vie, une gastronomie réputée, une forme de citadinité et un style architectural, urbanistique, une pratique de la ville par des catégories sociales diversifiées (Miossec, 1990-2000). Ce creuset est aussi un foyer de créations culturelles (cinéma, peinture, édition, festivals, etc.) qui rayonne à l’international….