par Stéphane GRUET
Architecte DPLG, Docteur en philosophie,
Président de la SCIC Faire-ville,
Directeur des éditions Poïésis
« Ce que l’on dit moderne, c’est peut-être ce qui ne saurait demeurer ? » Dante
Avec l’impératif d’une remise en cause radicale de notre « modernité » dans ce qu’elle eut de plus illusoire et insoutenable, l’œuvre longtemps négligée de Fernand Pouillon prend en ce siècle une valeur décisive. Car ce franc‑tireur, dont l’indifférence à l’égard de l’architecture moderne fut une provocation pour les architectes du siècle dernier, ce fils d’entrepreneur, d’une vaste et profonde culture, voulut construire un habitat pour tous qui ait cette heureuse harmonie des siècles antérieurs à la révolution industrielle. Ce pourquoi il méprisait le colonialisme, l’amnésie culturelle et l’étroitesse dogmatique du modernisme triomphant d’après-guerre, et tenait l’urbanisme de l’Islam pour le meilleur du monde. Ce pourquoi également il refusa de rompre avec les grandes traditions, d’Occident comme d’Orient.
Il construisit avec le même esprit à Marseille, Boulogne-Billancourt, Meudon-la-Forêt, en Iran ou en Algérie. Ici à Alger, il édifia, au cœur d’une guerre qui ne disait pas son nom, ce chef-d’œuvre dédié aux plus humbles, dans les conditions économiques et sociales les plus dures, qui ailleurs engendrent tant de cités misérables.
Ignorée en son temps parce qu’elle se tenait au-delà de lui, au‑delà encore aujourd’hui des analyses d’une presse trop pressée de rendre les architectes responsables des problèmes sociaux et politiques, cette architecture n’est-elle pas finalement la plus durable ?
Pourquoi détruisons-nous aujourd’hui ce que les siècles industriels ont produit « pour le progrès de l’humanité », tandis que nous préservons avec amour ce que les siècles antérieurs nous ont légué ? N’est-ce pas que ces œuvres nous rapprochent de l’harmonie et d’une économie immémoriale de la nature, nature que nous avons voulu asservir sans nous rendre compte que nous nous asservissions nous-mêmes ?
Pourquoi ne pourrions-nous édifier encore, aujourd’hui comme autrefois, de nobles et belles constructions dont les rythmes, la matière et les espaces qu’elles engendrent, sont tels que nul ne voudra plus les détruire ? Pourquoi ne pourrions-nous atteindre par l’art à cette présence d’une vieille ville qui semble avoir toujours été là et que l’on peine à imaginer qu’elle puisse un jour n’y être plus ?
Les « Deux cents colonnes » sont emblématiques de cette vocation oubliée de l’architecture qui consiste à fonder et enraciner dans la durée l’unité d’une communauté humaine, retrouvant ces leçons universelles de la nature que nous avons cru pouvoir oublier. En cela cette architecture, qui transcende son époque, est pour nous éminemment « durable ».
Une architecture durable
Il nous faut commencer par cette place monumentale, dédiée en 1957 aux « humbles parmi les humbles » de la communauté musulmane d’Alger par un homme qui, animé du désir de loger le plus grand nombre au moindre coût, dans un habitat digne et durable, par amour du peuple, voulut être un « architecte social ». Car c’est lorsqu’il travaillait pour les plus petits que sa passion de bâtir fut la plus grande. Et c’est là, sans doute, le sens premier d’une « architecture durable », qui scelle par son ordonnance l’unité dans le temps d’une communauté humaine.
L’ architecture, le temps et l’histoire
« Puisse la mémoire d’une longue histoire nous préserver de la recherche forcenée de la nouveauté au détriment de notre naturel ! » Paul Klee
Si l’architecture de Fernand Pouillon nous semble appartenir au même temps depuis le fond des âges, évoquant ce fonds commun aux architectures de l’Égypte, de la Grèce, de Rome et de l’Islam, qui n’ont d’autre « style » que celui des grands bâtisseurs, c’est qu’il refusa en plein siècle moderne cette course absurde des idées et des modes. Celles-ci passent à la surface du temps, comme ces vagues que forme le vent à la surface des eaux. Formée par la houle des courants profonds, l’architecture de Fernand Pouillon évoque au contraire ce qui continue sous le changement des apparences, et pour cette raison, dure toujours.
Ainsi ce que l’on dit « durable » n’est peut-être que la forme des mouvements constamment renouvelés des générations et des actions humaines, mouvements qui engendrent une architecture et dessinent une ville. Car toute forme résulte d’un mouvement, et c’est ce mouvement qui lui donne son sens.
Or c’est bien là l’essentiel, rien ne dure à la surface de l’espace et du temps, sinon l’expression de ce mouvement sans histoire et toujours recommencé de la création. Au point que les murs de pierre des cités construites par Pouillon à Alger nous semblent appartenir au même monde que les ruines de Tipasa, nées d’une même terre, solidaires d’une même histoire.
Mais c’est à un autre titre encore qu’on les dira durables. Car outre ces formes qu’engendre le mouvement d’une communauté à l’œuvre, c’est la puissance même des rythmes de l’architecture qui affecte durablement la vie des communautés humaines. Non par la forme, l’espace ou le temps, mais par le rythme seul, qui est énergie, espace et temps indistinctement, eurythmie comme disaient les Grecs, c’est‑à-dire également rapports et proportions dont ils sont la source.
Ainsi l’architecture, mémoire commune des hommes, acquiert‑elle cette fonction essentielle des murs d’une vieille ville. Par les rythmes des façades, des ouvertures, de l’ombre et de la lumière, elle forme cette base continue qui soutient l’harmonie de la vie d’une communauté. Loin d’enfermer les hommes dans une prison, ces rythmes de l’architecture les entraînent vers un avenir de liberté, comme les rythmes de la poésie et de la musique libèrent l’esprit au lieu que le corps le tient enfermé.
Cette architecture, outre qu’elle semble grandir avec le temps de sa dégradation, faisant de belles ruines quand tant de cités modernes font des ruines d’une laideur proprement moderne, cette architecture ici est durable en un sens plus inattendu.
Car si cette cité est faite pour accueillir la vie d’une communauté humaine dans la durée, sa masse et sa plasticité semblent littéralement s’offrir au travail de cette multitude humaine dans le temps. Initialement destinée à trente mille âmes, elle en abrite aujourd’hui cinquante mille. Et la situation du logement à Alger étant problématique, on peut imaginer que cette architecture continuera à accueillir ces populations pauvres, sans perdre son harmonie malgré d’innombrables additions et modifications.
Des constructions nouvelles en terrasses avec des destructions, çà et là, des colonnettes en brique du couronnement, aux percements des murs de pierre, tout se confond avec la composition initiale, comme si elle était faite pour accueillir ce travail de la vie elle-même qui est interdit sous nos latitudes plus policées.
Petit manifeste pour une « architecture durable »
« On ne peut séparer le naturel de l’humain puisque la déviation des rapports entre l’un et l’autre est à l’origine de la maladie des civilisations… ». André Leroi-Gourhan
Ce mot « durable » a pris récemment dans la langue française un sens nouveau qui nous renvoie aux utopies d’hier. Non aux temples d’airain et aux cités mythiques de l’antiquité, mais à ces « villes à la campagne » qui ont hanté l’époque industrielle, « Broadacre-city », « cités-jardins » ou « Unités d’habitations », isolées au sein d’une nature idéalisée. Ces rêves sous-tendent aujourd’hui encore nos « écoquartiers » et nous font imaginer des pelouses sur les murs et des jardins sur les toits, ornés de capteurs photovoltaïques — mélange de hautes technologies et d’une « nature » réduite aux feuilles de salade qui décorent nos assiettes — comme si la nature n’était pas d’abord en l’homme et ne devait pas se retrouver dans ses œuvres elles-mêmes.
Or, des « cités modernes » des années soixante aux défilés de haute couture de nos « écoquartiers » labellisés, des « grands ensembles » aux quartiers de produits investisseurs, des ZUPs aux ZACs, du high-tech au technicisme environnemental, et jusqu’aux tours « vertes » au bilan catastrophique, notre architecture a-t-elle jamais été moins « durable » ? Devant l’urgence à changer notre façon d’habiter la planète, il semble que nous n’ayons fait que recycler les vieux rêves technologiques, hygiénistes et anti-urbains d’un siècle révolu. Ceux-ci n’ont de cesse de flatter encore notre individualisme prométhéen, libéral et consumériste, tel que chacun puisse se croire seul au monde : « soleil, espace, verdure » c’est-à-dire : « moi et le cosmos »… idéal qui engendre le même à l’infini… comme dans un dessin de Sempé.
Ainsi soignons-nous le mal par le mal? Nous ne comprenons plus rien à la « nature » et lui substituons une technologie propre et verte. Nous n’avons plus même confiance en notre « nature », au génie humain, et préférons nous confier aujourd’hui à la machine numérique, à « l’intelligence artificielle », aux « bâtiments intelligents », aux « smart-cities », jusqu’aux délires « transhumanistes » et « post-humains ». Mais n’est-ce pas là le comble de la « modernité », dans ce qu’elle a de plus insoutenable ?
Une « architecture durable » ne devrait-elle pas être tout autre que ces défilés de haute couture, ridicules comme ces costumes de carnaval une fois la fête finie ? Tels ces murs de Rome qui portent, depuis deux millénaires, à chaque époque, de nouveaux couronnements, et conduisent le flot des générations qui travaillent sans cesse la ville comme un fleuve travaille son lit. Ainsi, les murs de nos cités forment-ils, avec leurs strates historiques, le palimpseste de notre mémoire collective, le corps durable de nos communautés humaines.
Certes derrière ce vocable « durable » se trouve toujours ce vieux rêve d’éternité dont parlait Valéry, mais peut-être avons-nous enfin compris que la meilleure manière d’être éternel est d’épouser le mouvement du monde, comme les berges accompagnent les eaux vives du fleuve autant qu’elles les conduisent, formant de cette dualité en lutte un seul et même accord, une seule et même forme dont l’essence est mouvement. Par cela même, nous renouons avec la « nature » qui, en Occident, fut longtemps tenue pour l’ennemie de tout ordre et de toute civilisation. Car notre « génie » n’est-il pas la libre expression de la nature en nous ? Et peut-être nous sommes-nous enfin souvenus que l’ « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant » ?